Comme nous le savons toutes et tous, la notion de « vérité » est une notion subjective à chacun. On oublie trop souvent que chacun possède sa vérité propre, son propre point de vue peu importe le sujet et que c’est ce qui fait la richesse de nos interactions.
Ci-dessous, aujourd’hui, je vous propose de lire trois points de vue sur une toile qui m’a marqué étant plus jeune lors d’une de mes premières visites au Musée d’Orsay à Paris : Le déjeuner sur l’herbe, d’Edouard Manet. Exercice proposé lors d’un de mes cours de l’année passée, vous pourrez ainsi lire le point de vue du peintre, du modèle principal et d’une adolescente découvrant cette toile pour la première fois. Bonne lecture!
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Le peintre
« J’adore les scènes ordinaires et ce que la peinture apporte aux scènes ordinaires. Les gens sont beaux et ils ne le savent même pas. Les femmes en particuliers, elles apportent souvent cette grâce, cette candeur, cette douceur que les hommes ne possèdent pas.
C’est décidé, ce printemps, je vais peindre en extérieur, prendre l’air, regarder ce que les gens aiment faire aux premiers rayons de soleil. Et pourquoi pas peindre un pique-nique dominical ? Des hommes, des femmes, un peu de nature et de nourriture cela ne peut que donner une toile magnifique.
J’ai enfin trouvé ma place, près d’un cours d’eau, pas très loin d’une clairière. Un petit groupe a l’air de s’être isolé, alors je vais en profiter pour m’installer. Ce sont deux hommes et deux femmes qui ont l’air d’avoir déjeuné ensemble, la fête est presque terminée car les victuailles sont mises de côté et que les deux bonhommes sont en plein débat politique et ne prête déjà aucune attention à moi. Je suis quand même allé leur demander leur autorisation avant de m’installer, car on ne sait jamais ! Puis peut-être que cette toile sera exposée ! Je suis surpris de la manière dont ils sont d’ailleurs couverts, avec cette chaleur ! Nous ne sommes pourtant pas en hiver ! Et leurs épouses qui sont par contre, elles, en tenues estivales ! Ils ont peur de quoi ? De choper un rhume en plein mois de juin ? D’ailleurs il y en a une qui se rafraîchit, à croire que la température change drastiquement en l’espace de quelques pas.
Bon personne n’a l’air de prêter attention à moi et pour dire la vérité, c’est ce que je préfère lorsque je peins. Personne sauf l’autre épouse qui a l’air de s’ennuyer à mourir en écoutant la discussion de ces deux bonhommes. Pour une raison ou pour une autre, elle ne détache pas son regard sur moi, mes pinceaux et mes couleurs. Sa position est d’ailleurs loin d’être naturelle, comme si elle posait, alors que je ne lui ai rien demandé de la sorte ! J’ai beau lui dire de ne pas faire attention à moi, elle continue quand même de me regarder, mais en silence, comme si elle n’osait pas me parler.
Serait-ce un coup de foudre ? Nan, je suis trop vieux pour ce genre de chose. Mais bon, il faut quand même que je la mette en valeur, et si je la peignais nue ? Oui c’est cela, elle est superbement belle dans sa robe de lin vert pâle mais du coup elle se fondrait trop dans le paysage, il y a déjà pas mal de vert. Oui, c’est ce que je vais faire, je vais la peindre nue et en dernier, afin de m’appliquer au mieux. Puis je vais transformer cette robe verte, en robe bleu pâle et je vais la mettre au milieu du reste de nourriture ! Comme si de rien n’était, je ne peux décemment la peindre nue sans aucun vêtement autour d’elle… Il faut quand même que cela reste un peu réaliste ! Je vais peindre le plus beau corps nue que je n’ai jamais peint, ainsi ma toile sortira de l’ordinaire. Mais il faut que je le fasse seul, car je n’ai pas envie de choquer la dame et encore moins risquer les poings des messieurs.
J’entends déjà les copains me demander quand ils verront la toile si elle était vraiment nue à ce moment-là… Quant à une future exposition… Tant pis, cela ne sera pas pour cette fois, car cela choquera un peu trop les bourgeois bien portants que je représente sur cette toile et qui sont malheureusement les seuls à aller aux expositions de peinture. »
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Le modèle
« Poulala que je m’ennuie, que je m’ennuie ! Tous les dimanches c’est la même chose, depuis que nos maris ont trouvé cet endroit reculé du parc, c’est toujours la même cérémonie. Nous mangeons à grande vitesse puis ils se mettent à parler politique, chose qui m’ennuie encore plus que ces dimanches après-midi. Il y a tant de choses à faire à Paris un dimanche après-midi, tant de choses à voir, mais nous, nous revenons toujours au même endroit, isolé du reste du monde.
Si seulement je m’entendais avec la femme de Théodore, Antoinette, le temps passerait plus vite, mais ce n’est pas le cas. En plus elle a la mauvaise habitude d’aller se rafraichir dans cette rivière juste après le repas. Rivière qui, je l’ai vu, regorge de saletés entre les enfants qui y font leurs besoins et les ordures que jettent la moitié des parisiens… Mais bon en même temps, je ne sais pas trop de quoi nous parlerions, Antoinette et moi n’avons décidément rien en commun.
Ce monsieur barbu m’intrigue, c’est peut-être lui qui va me sortir de l’ennui cet après-midi.
Il est sorti comme de nulle part et a demandé s’il pouvait nous peindre. Nous ? Comme si nous étions des gens importants. Les hommes ont donné l’autorisation, mais cela ne les perturbe par le moins du monde qu’un inconnu se soit installé aussi proche de nous et se mette à nous peindre. Antoinette, elle, est trop loin pour se rendre compte de quoi que ce soit, elle serait d’ailleurs déjà entrain de poser pour lui dans une position plus ou moins gênante, c’est bien son genre. Puis quelle idée de porter une robe blanche si elle va barboter à la rivière ! Le blanc ne devient-il pas transparent lorsqu’il est mouillé ? Elle n’a vraiment aucune classe… Mais est-ce que c’est d’ailleurs cela qui aurait attiré le peintre barbu vers nous ?
Et si c’était moi qui posais pour une fois ? Et si pour une fois, quelqu’un me mettait en valeur ? En plus je suis le plus proche de lui au niveau de la distance donc je serai au premier plan si c’est bien le terme correct à employer. Moi au premier plan ! Peut-être même exposée dans une galerie parisienne ?!
C’est dommage que je ne puisse pas lui parler, je ne veux pas créer de problème avec Christian. Je n’ai pas envie de le rendre jaloux. Mais rien ne m’empêche de le regarder n’est-ce pas ?
Il a dit s’appeler Edouard, mais Edouard comment ? Est-il connu ? Peut-il vivre de son art ? Vend-il des peintures ? C’est la première fois que je rencontre un artiste, un vrai et en plus qui déploie son art sous nos yeux. Est-ce que tous les artistes sont d’ailleurs barbus ? N’a-t-il jamais le temps de raser sa barbe ? Je parie qu’il y a des restes de peintures qui trainent régulièrement dans ces poils…Mais je n’arrive pas vraiment à voir car son visage est caché par la toile. Il m’a dit d’ailleurs de rester naturel, mais en quoi est-ce naturel quelqu’un qui vous dessine en plein milieu d’un parc ? Puis il dessinerait que mon dos et l’arrière de ma tête, en quoi est-ce intéressant ? Nan, je suis plus tranquille comme cela, au moins je vois ce qu’il fait, du moins, en partie. »
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L’adolescente
« Mais c’est quoi cette peinture ? Au milieu de tout ces paysages, et toutes ces couleurs, que fait cette femme nue sur cette toile, au milieu du musée d’Orsay? Tu m’étonnes qu’il y ait un perpétuel attroupement devant cette toile ! Manet avait-il fumé un truc ce jour-là ? Car je n’ose penser que cette femme était nue au moment de la réalisation. Nue et le regardant lui, le peintre, et ignoré des autres qui sont dans la toile, cela n’a-t-il pas un côté voyeur ? Tordu ? Pervers ? Où ce n’était que le fruit de l’imagination du peintre. Etait-il en manque et célibataire cette année-là ?
Les deux hommes, quant à eux, sont habillés comme en plein hiver à côté d’elle et la nana au fond qui se baigne, l’air de rien est en petite tenue transparente… Intéressant. Ce sont bien les hommes, tiens. Il faut qu’ils montrent qu’ils dominent, qu’ils sont durs et puissants, et que nous nous sommes des êtres doux, fragiles, et apparemment faciles à déshabiller. Mais en même temps, les hommes de la toile ne regardent aucune des deux femmes, ils se regardent eux. Une femme à poil et une autre à moitié, dans une rivière ne les intéressent pas plus que cela…Etrange, quel message veut-il faire passer ? Que les femmes ne sont que des accessoires, même nues ? Où qu’elles sont en perpétuelle recherche d’attention ? Remarque, elle n’est pas si belle que cela.
C’était donc cela le canon de l’époque ? Ou c’est juste une femme quelconque ? J’imagine que si Manet a peint cette femme nue, c’était bien parce qu’il la considérait belle ! Les peintres ne peignent que ce qu’ils considèrent beau, car à quoi bon peindre quelque chose de moche ? L’art est la création de la beauté, on n’a déjà assez de choses moches dans la vie réelle.
La beauté a donc changé. On est loin de la nana blonde, bronzée, musclée et en maillot de bain fluo que l’on voit sur les réseaux sociaux avec pas un pet de cellulite. Ah non, pardon ça c’est la femme dites sexy. Cette femme fait réelle. La peau blanche, les cheveux foncés, des formes, un regard un peu perdu, timide et ce fameux pli sur le ventre… Quand je vois le pli sur le mien je me dis que je suis grosse, mais en même temps, toute ado, pardon, femme qui se mettrait dans cette position aurait un pli sur le ventre, non ?
Elle a aussi des seins, une vraie poitrine. Les petits seins n’ont jamais été un atout beauté du coup ? Cela prouve aussi que cette partie du corps obsède toujours les hommes, aujourd’hui, y a deux cents ans et sûrement encore avant. Mais ils sont peints avec pudeur, la position de cette femme en elle-même n’est pas naturelle, mais nue, c’est presque joli. Puis si je m’approche d’un peu plus près, je peux presque voir de la cellulite sur sa cuisse…
Mais qu’est ce qui lui est passé par la tête ce jour-là à Manet ? Et elle, était-elle seulement au courant de comment il l’a peinte ? Lui avait-elle donné l’autorisation ? Et maintenant des millions de personnes peuvent la voir chaque année, se doutait-elle du succès de cette peinture ? D’ailleurs a-t-elle été exposée de son vivant, ou du moins du vivant de Manet ? Car la plupart des impressionnistes ont connu le succès après leur mort. Van Gogh vivait comme un misérable et c’est bien dommage. Puis ce n’est pas de la petite toile !!! Pas comme cette Joconde au Louvres ! Au moins ce musée est intéressant, les peintures sont colorées et représentent quelque chose, ou du moins me font de l’effet.
En parlant d’effet, j’aurais bien aimé voir la réaction des gens de l’époque quand ils ont vu cette toile pour la première fois ! Manet devait être un provocateur dans l’âme… »
Et vous, que pensez-vous de cette toile? 😉